Entre lacs et forêt, la route semble conduire au bout du monde. Alors que les heures s’égrènent, entre Whitehorse et Dawson City, les points d’exclamation se forment, nous forçant à multiplier les arrêts pour prendre la pleine mesure des paysages grandioses traversés. J’oublie de regarder l’heure et me glisse lentement vers une certaine béatitude qui ne me quittera plus du voyage.
Plus de 530 kilomètres plus tard, la ville apparaît, figée dans une autre époque. Avec ses façades pastiches, ses bars aux allures de saloons, ses rues de terre et ses trottoirs de bois, celles qu’on surnommait jadis le « Paris du Nord » nous renvoie directement à la fin des années 1800.
En ce 24 juin, la lumière qui la nimbe exalte son aura de mystère. Trois jours après le solstice d’été, le soleil ne se couche pas tout à fait. Du haut du belvédère de la colline Midnight Dome, qui offre une vue à 360 degrés, je le vois descendre doucement et reprendre son ascension au-dessus de la vallée du Klondike. À l’horizon, je distingue les monts Ogilvie. J’imagine aisément les mineurs qui remontaient le fleuve Yukon au 19e siècle…
Les traces de ces derniers sont partout. Quelque 100 000 prospecteurs ont convergé vers la ville après la découverte du premier filon d’or dans le ruisseau Bonanza, jadis appelé « Rabbit », en 1896. Pendant les trois années les plus intenses de la ruée vers l’or, 25 000 personnes se sont installées à Dawson City, faisant d’elle la plus grande ville à l’ouest de Winnipeg et au nord de San Francisco.
Les mineurs qui touchaient le gros lot menaient une vie extravagante. La poussière d’or était utilisée pour payer les emplettes. Si l’extérieur du Red Feather Saloon ne paie pas de mine, dès qu’on franchit son seuil, on a l’impression d’être propulsé à ce moment précis où les mineurs venaient boire un coup pour célébrer leurs trouvailles.
Les guichets lustrés de la Bank of British North America témoignent de l’opulence de cette période faste. On raconte qu’à la fin d’une journée de travail, les employés de l’entretien pouvaient ramasser une petite fortune en balayant la poudre dorée qui se trouvait sur le sol.
Aujourd’hui, le métal se fait plus rare. Certains continuent malgré tout de faire fortune dans la région. Ils se fondent à la faune locale et aux voyageurs. Les curieux peuvent apprendre à manier la battée dans un ruisseau en compagnie d’un guide moyennant quelques dollars. C’est notamment possible au musée de la Concession No33.
Un peu plus loin, les danseuses de cancan du Diamond Tooth Gertie se trémoussent encore comme dans les westerns. À garder en tête, si vous y faites escale : sonner la cloche qui se trouve près du bar signifie que vous souhaitez payer une tournée générale.
C’est en poussant les portes battantes du Downtown Hotel que je vis toutefois mon plus grand choc culturel. Ce n’est pas le saloon et sa déco rétro qui me laissent sans voix, mais plutôt l’étrange rituel qu’on y pratique. Devant moi, des touristes font la file pour déguster une boisson baptisée « Sour toe cocktail ». Vous avez bien lu : une boisson… à l’orteil. Glup.
Le point de départ de cette drôle de tradition ? Dans les années 1970, un certain Capitaine Dick aurait découvert un orteil dans une bouteille d’alcool. Pour faire une blague, il l’a glissé dans un verre. Aujourd’hui, la blague est devenue une véritable attraction touristique. Ceux qui parviennent à avaler l’alcool sans l’orteil – il doit seulement toucher nos lèvres – deviennent même membres d’un club très sélect.
J’observe quelques buveurs, dubitative. J’apprends que des gens lèguent leurs orteils au club. Car oui, il arrive que des touristes l’avalent par mégarde… Re-glup.
Ce n’est pas l’envie qui manque (si, un peu, en fait), mais je n’ai pas la patience d’attendre mon tour. Il est déjà tard, même si le soleil semble dire le contraire. Il est temps d’aller grappiller quelques heures de sommeil avant de reprendre la route. Je reviendrai…
Je suis bel et bien revenue. Cinq ans après ce premier séjour à Dawson City, je suis devenue membre en règle après avoir bu un « Sour toe cocktail ». Lors de ce troisième voyage au Yukon – mon second à Dawson -, j’ai également pris part à une visite guidée de Parcs Canada, qui m’a permis de comprendre encore mieux l’histoire fascinante de la ville et l’influence de l’écrivain écossais Robert Service, qui a écrit dans The Cremation of Sam McGee :
« There are strange things done in the midnight sun
By the men who moil for gold;
The Arctic trails have their secret tales
That would make your blood run cold… »
J’ai aussi visité la « demi » maison de Jack London – l’autre moitié du bois de la cabane d’origine a été transportée à Oakland, en Californie, d’où il était originaire, pris un verre au légendaire bar du Westminster Hotel, surnommé « le Pit », découvert des traces des mammouths laineux, qui vivaient dans la région à l’époque glaciaire (oui, on peut encore tomber sur des fossiles !) et écarquillé les yeux bien grands en survolant le Parc national Kluane, exploré à pied quelques jours auparavant. Surtout, je me suis promis de revenir me baigner dans la lumière dorée de son soleil de minuit. Car bien que touristique en été, Dawson City fait partie de ces coins de pays qui nous envoûte et ne nous quitte jamais tout à fait.
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